Article paru en septembre 1989 dans le dossier "La littérature de jeunesse" de FRANÇAIS 2000 (n° 120/121), revue éditée par la Société Belge des Professeurs de français (S.B.P.F.).

Henri Vernes:

Une littérature d'aventure

- La littérature pour jeunes est-elle nécessairement une littérature d'action et d'aventure?

Une littérature d'aventure, c'est peut-être un mot trop précis. Il faut d'abord que cette littérature, destinée aux jeunes, soit une littérature de distraction. Mais dans cette distraction, l'aventure joue évidemment un très grand rôle, et je ne pense pas qu'il y ait un seul roman pour la jeunesse digne de ce nom, qui ne soit pas un roman d'aventure. Je pourrais citer de nombreux cas - et vous pourriez m'en citer très peu qui ne seraient pas des romans d'aventure.

- Cette littérature s'accompagne-t-elle d'un style spécifique, qu'on pourrait appeler "le style aventurier"?

Le style de l'aventure et du roman d'aventure doit être un style finalement le plus simple et le plus propre possible. En ayant tout de même une certaine part de description, parce qu'on offre aux jeunes un monde qu'ils ne connaissent pas encore, qu'ils ne connaîtront peut-être jamais - puisque c'est le monde de l'aventure. Il faudra donc le leur décrire, leur délimiter un cadre et leur préciser comment l'aventure se déroulera. Le résultat sera atteint si ce style simple est suffisamment imagé.

- Dans cette description capitale, qui met en place les éléments de l'action, i/y a une égale part faite au dialogue... Quel est l'enjeu du dialogue dans les aventures de Bob Morane?

Il est possible qu'actuellement je fasse, en cours de route, des descriptions plus éparpillées que jadis. C'est-à-dire que jadis je passais dix ou douze lignes à décrire un endroit, alors qu'aujourd'hui je mettrai un chapitre à décrire ce même endroit, en dispersant un peu plus la description que je ne le faisais au début. Ce qui rend finalement la description peut-être moins belle mais le débit du récit plus rapide...

- Autrefois secondaire, le dialogue n 'est-il pas devenu essentiel dans les dernières aventures de Bob Morane?

Non, je ne crois pas que le dialogue soit secondaire et je ne crois pas qu'il ait jamais été secondaire dans les aventures de Bob Morane. Le dialogue est important parce que c'est lui qui fait vivre le récit. C'est lui qui confère au récit ce côté humain qu'il n'aurait pas s'il n'était que descriptif. Distinguons le roman, qui se sert du dialogue, et la chronique qui ignore le dialogue pour décrire les personnages sans les faire agir ni parler. Dans le mot roman, il doit y avoir quelque part la connotation du dialogue indispensable...

- Ne vous est-il pas arrivé, en votre qualité de journaliste, d'être tenté de créer l'atmosphère, voire même l'action d'un récit, davantage par la description que par le dialogue?

Si je n'avais à ma disposition que la description, le roman resterait statique. La description n'est finalement qu'une toile de fond pour structurer l'action. Au théâtre, vous disposez d'un décor qu'on peint et qui situe l'action. Mais la véritable action se trouve dans les réactions, dans le mouvement et dans les dialogues des personnages. C'est le personnage qui agit, et non pas la description ni le milieu. Le milieu ne fait jamais que colorer l'action.

- La part descriptive n'est-elle pas l'occasion pour l'auteur de s'autosatisfaire du point de vue littéraire? N'est-ce pas à ce moment-là, quand vous décrivez par exemple l'étrave d'un paquebot sur le Gange, que vous êtes le plus romancier, le plus littéraire?

Il est certain que j'ai fait quelquefois des descriptions qui devaient me faire plaisir à moi-même. Néanmoins, il faut toujours penser au lecteur et bien se dire qu'il ne s'agit pas de le lasser au point qu'il saute les descriptions - le jeune lecteur tout au moins. Je ne pense pas avoir eu de description favorite, d'ailleurs. La description est pour moi un décor qui sert de fond à l'action. Certaines descriptions me sont venues parfois plus facilement que d'autres, mais aucune n'a été préférable à mes yeux. C'est une question de moment et d'ambiance pour moi tout à fait indépendante de mes affections personnelles.

- Certains mythes s'épuisent, comme celui de l'Afrique qui était, voici trente ans encore, le paradis de l'aventure. Aujourd'hui, vous dites que l'Afrique est moins dangereuse dans ses savanes, que notre Bois de la Cambre... Que ferons-nous sans les secrets du Congo ou de l'Amazone?

Dans notre monde moderne - bien que je le regrette - apparaît une autre forme d'aventure, qui n'est plus une aventure fondée sur la nature, sur les animaux, sur les êtres dits sauvages, mais qui s'enracine dans l'espace. Cela s'appelle l'aventure de science-fiction, l'aventure des astronautes, ou encore l'aventure du banditisme, voire celle du terrorisme. Ces nouvelles formes d'aventure sont évidemment moins romantiques que celles d'hier, mais ne désespérons pas: hier n'est pas tout à fait mort. L'aventure scientifique date exclusivement du dix-neuvième siècle, elle est relativement récente.

Brique après brique

- Avez-vous fait comme Jules Verne, qui puisait son inspiration dans ses milliers de fiches particulières?

Non. Il suffit d'avoir un bon livre de référence et de faire confiance à quelqu'un qui les a lus tous pour vous...

- Dans le cas du Réveil du Mamantu, vous faites appel à des théories scientifiques qui suscitent la curiosité, voire la passion du jeune. Recréer au vingtième siècle des mammouths... !

J'ai utilisé là des théories qui existaient à l'époque, vers la fin des années cinquante, et qui existent encore aujourd'hui. On a parlé de refabriquer des mammouths à partir d'éléphants et de cellules de mammouths qu'on aurait retrouvées. Théories encore très controversées, bien sûr, à propos desquelles je n'ai rien inventé quand j'ai écrit mon histoire. Plus tard, j'ai été surpris de voir que j'avais fait figure de précurseur dans la "narration romancée" de ces théories qui n'émanent certes pas de moi, je le répète. Je n'ai rien inventé... Pensez à toutes ces pratiques nouvelles de clonage.

- Existe-t-il des normes propres au récit d'aventure, ou bien celui-ci est-il seulement tributaire de la spontanéité de ses auteurs?

Pour ma part, tout est venu de ma spontanéité. Je n'ai imaginé aucun plan de travail pour l'ensemble des aventures de Bob Morane. C'est un peu comme une maison pour laquelle on n'a pas fait appel à l'architecte et qu'on bâtit brique après brique. C'est pour cela que "ma" maison ne tient pas très bien et se présente comme un énorme fouillis. Bob Morane est un bric-à-brac sans fil conducteur. Il n'y a que les spécialistes qui s'y retrouvent. Moi, je ne m'y retrouve pas.

- Comment peut-on "fabriquer" le mouvement en littérature?

En plaçant ses personnages dans de mauvaises situations. Il faut alors que vous trouviez un moyen pour les en sortir. Quand Bill est emprisonné dans une cheminée, seules les insultes de Morane peuvent l'en libérer. C'est un truc littéraire, qui ne va pas plus loin.

- L 'interaction quasi constante de deux personnages exemplaires, comme Bob et Bill, est-elle un mobile d'action?

Je crois que oui. Deux personnages conjoints, c'est un stimulateur pour l'action, d'abord, et cela donne ensuite deux colorations variées au récit. De plus, une telle interaction confère à l'ensemble de l'histoire une connotation psychologique du roman au premier degré.

Un héros qui soliloque

- Le monologue, souvent pratiqué par Morane, n 'est-il pas une situation littéraire quelque peu artificielle?

Oui, et c'est pourquoi j'ai un peu supprimé cette forme. Morane, aujourd'hui, monologue de moins en moins, car une telle situation est le plus souvent artificielle. J'employais souvent le verbe "soliloquer", autrefois. Les gens qui sont seuls ont tendance, très souvent, à soliloquer, pas nécessairement à haute voix d'ailleurs. Nous avons tous ce réflexe, que ce soit en voiture ou même au travail. Cela dit, n'oublions pas qu'un roman, à la base, est nécessairement artificiel. L'ensemble de Bob Morane est artificiel. Il est quasi normal que la forme "soliloquée", "monologuée", apparaisse souvent chez Bob Morane. Le contenant étant artificiel, il est logique, je crois, que le contenu en prenne les formes, lui aussi.

- C'est spécialement dans la bande dessinée que le fait de soliloquer apparaît comme artificiel, et beaucoup moins en littérature. Pourquoi, selon vous?

Mais on pense tout autant en BD voyez les petites bulles aux cercles hachurés, qui témoignent de la pensée du personnage, en opposition avec sa parole. Il faut accepter ces conventions telles quelles, sans les mettre en cause, car elles déterminent notre mode commun de lecture. Parole, pensée, interjection... Tout a sa forme, comme à l'écran. Les conventions, si peu naturelles soient-elles, doivent être admises, respectées, intégrées. Sans ces conventions, qui fixent l'armature du roman, du film, de la BD, de la pièce de théâtre elle-même, comment voulez-vous qu'existent les récits? Le théâtre classique du dix-septième siècle repose sur l'énorme et triple convention de lieu, de temps et d'action. Chaque lecteur qui prend plaisir à un récit convient de ces conventions, sans qu'on le contraigne à rien. C'est la preuve de l'efficacité et de la nécessité des conventions.

- Dans les rééditions actuelles de Bob Morane, vous avez tendance à gommer vos subjonctifs imparfaits. Pourquoi?

Je me souviens d'une très belle phrase qui devait se trouver dans L'étrangère d'Alexandre Dumas fils: "Il était temps que vous arriviez", dit l'héroïne au héros venu en scène, et le héros dit, en aparté: "Elle aurait dû dire que vous arrivassiez... mais elle est tellement émue !" Une fois de temps en temps, le subjonctif imparfait peut subsister, pour maintenir lé climat classique du récit, mais sans excès. Ce n'est pas parce qu'on emploie un subjonctif imparfait qu'on écrit bien... Et ce n'est pas parce qu'on ne l'emploie pas qu'on écrit mal! Le monde change. Je dois changer. Bob Morane aussi. L'homme et son support littéraire.

- Quand vous écrivez, Henri Vernes, pensez~vous aux jeunes auxquels vous vous adressez?

Pas trop, non. A vrai dire, je ne m'adresse à aucun jeune en particulier. Il n'y a pas de type, pas d'individu... J'écris un roman, je le jette, un peu comme on jette de la poudre dans le vent. Il y en a qui l'auront dans les yeux, d'autres pas... Je ne pense pas au lecteur. Ce n'est pas vrai, non plus. J'écris en vertu de certaines ficelles, de certains rebondissements dont je sais qu'ils vont plaire au lecteur. C'est le côté un peu racoleur de la fille qui se maquille. Il ne s'agit pas de se sentir "beau", mais on veut plaire de surcroît. Dans le roman, c'est pareil. Si vous plaisez, vous gagnez. Et un jour, vous plaisez tellement, vous gagnez tellement que vous en êtes dépassé. Bob Morane, de la sorte, m'a dépassé. Larousse ne savait pas où allaient les graines de son pissenlit. J'ai semé à tous vents...

Propos recueillis par Jean-Claude LEQUEUX

NB : Le lien internet avec le site qui proposait cette interview n'existe plus, alors je me permet de le reproduire. Si quelqu'un s'oppose à la parution de ce texte sur ce site, Il lui suffit alors de me contacter.